RAFTING ON THE EDGE…
Du mouvement fluide en politique à la « démocratie liquide »:
vers une généralisation socio-systémique de la dynamique des flux
Plutôt que sur un projet concret, dont les Edgeryders ne manquent généralement pas, c’est sur un modèle théorique simple et original que j’aimerais proposer au groupe de travail « We The People » de se pencher pour commencer.
S’agissant de repenser et ranimer l’exercice de la démocratie directe dans nos sociétés ankylosées, nous pourrions tenter ici de modéliser ensemble ce que j’appellerai par analogie le « rafting démocratique ». Je m’explique.
Ce modèle systémique repose, si l’on peut parler ainsi en milieu naturellement agité, sur la dynamique des flux événementiels appliquée au système politique. Lequel, comme chacun sait, se pique de gouvernance, qui n’est autre que la cybernésis des anciens Grecs, l’action de diriger avec un gouvernail. Bref, l’art marin du pilotage à vue, fût-ce d’un gouvernement en dérive et pour aller, tel le navire d’Ulysse dans l’Odyssée, de Charybde en Scylla, « de mal en pis ».
Plus généralement, cette approche mouvementée du mythe démocratique s’articule sur l’idée phare que tout, plus que jamais dans ce monde en mouvement, est par nature conjoncturellement mouvant ou structurellement instable, inconstant, fragile et non destiné à durer indéfiniment, au long d’une ligne du temps inéluctablement parcourue de flux historiques multiples, intermittents voire incessants, cependant rythmés par des instants critiques, des moments de crise, des conflits à désamorcer dans l’urgence.
Les stratèges du Yi Jing chinois le savaient déjà intuitivement qui, dans leur Livre des stratagèmes, plaçaient en tête des plans pour les batailles déjà gagnées, et pas seulement sur l’eau, deux préceptes métaphoriques d’inspiration on ne peut plus navale: « Traverser la mer sans que le ciel le sache », ou « Mener l’empereur en bateau », ce qui revient au même.
Quelques siècles, guerres et révolutions plus tard, la Société des Nations, grande édification symbolique conçue pour la sécurité collective de l’empire mondial et l’amélioration globale de la qualité de la vie, a tenu à peine un quart de siècle avant de laisser la place à l’Organisation des Nations Unies, vacillant elle-même régulièrement, de nos jours, sur ses assises censément pacifistes et universelles. L’Histoire contemporaine a vu, comme se délitent les falaises attaquées par l’érosion des eaux en furie, des tours symboles du nouveau monde et du commerce mondial s’écrouler sous les coups de boutoir du terrorisme; des économies nationales s’effondrer par pans entiers sous les assauts d’un capitalisme sauvage emportant même les grandes banques dans la tourmente; des murs bâtis comme des digues de protection de soi-disant démocraties apparaître et disparaître en quelques décennies; des blocs politiques entiers que l’on croyait immuables se désagréger soudain, sapés par la corruption et les tensions sociales; des forteresses d’intolérance ne pas résister bien longtemps aux flux migratoires répétés. Et voici enfin le monde entier bientôt parcouru, un peu partout, par des vagues d’indignation et de protestation des foules contre la mauvaise gouvernance généralisée des puissants.
« La modernité, c’est le mouvement plus l’incertitude », magnifique définition macro-systémique de l’anthropologue Georges Balandier dans son ouvrage visionnaire (1988), Le Désordre, Eloge du mouvement : nous y voilà en plein.
A une échelle plus individuelle, comment tout cela peut-il être compris et vécu? Face aux événements, « comment faites-vous votre veille média? » interrogeait récemment, sur le réseau social LinkedIn, un groupe d’Observateurs des médias. Voici ma réponse intégrale, où je tentais déjà de décrire, à mon simple niveau, sous un titre formulé « NAVIgaTIOn EVéneMEnTIeLLe», le paradigme du « rafting » événementiel évoqué plus haut et rapporté ici à l’homme se mesurant aux flots.
« Comment je fais ma veille média aujourd’hui, me demandez-vous?
Comme tout le monde, modestement, personnellement, empiriquement.
De manière essentiellement intuitive et forcément parcellaire, avec lucidité quant aux limites techniques de l’exercice. Et, probablement, un sens critique plus aiguisé que la moyenne, en fonction d’une approche théorique relativement bien modélisée.
Laquelle est basée sur la dynamique des flux événementiels et l’attention portée par l’homme averti aux phénomènes dissipatifs ou disruptifs dans l’actualité. Selon un postulat célèbre, formulé par Georges Braque: “seul l’imprévisible crée l’événement” - Prigogine parlait, lui, des accidents, des bifurcations de l’histoire…
Concrètement, cela veut dire que je suis, tout comme vous, un navigateur involontairement embarqué sur un cours événementiel aux eaux plus ou moins vives et tumultueuses (vitesse et pression médiatique sont inversement proportionnelles, un paradoxe que bien peu réalisent). Des flots tantôt calmes tantôt agités, charriant bois morts, petits esquifs aventuriers ou gros rafiots médiatiques, d’où les hommes guettent tant bien que mal les repères du paysage macro-historique, les balises d’aide à la navigation (signaux sociaux, économiques, politiques) comme les dangers environnementaux et les écueils affleurants qui menacent.
Dans ces conditions précaires, voire dangereuses quand le cours des faits se fait torrentiel dans des rapides qui se démultiplient, il est illusoire de vouloir garder une totale maîtrise de la veille informative ou même une vision synoptique, panoramique, de l’ensemble des actualités et des médias ou réseaux sociaux qui accompagnent leur flux.
Donc, en matière de veille média à l’ère de l’hyper-accélération et de la réalité augmentée, il s’agit de se faire à quelques idées-clés telles que:
1. tout observateur est de facto acteur de ce qu’il observe;
2. la perception qu’il en a ne peut qu’être subjective, fugitive, segmentée et parcellaire;
3. la veille observatrice ne peut se reposer que sur des choix médiatiques forcément restreints (tels titres de presse, tels canaux de télédiffusion, tel ou tel réseau social suivi par priorité à d’autres), ainsi que,
4. un nécessaire croisement/recoupement, toujours utile, des diverses sources d’information (officielles, officieuses, citoyennes, activistes, etc.) comme des signaux socio-goniométriques émis par les grandes balises informatives (agences, chaînes radio-télé en continu) et communicatives (communication institutionnelle, sondages, etc.).
Voilà comment je survis dans le monde mouvant des technoscapes, médiascapes, financescapes, idéoscapes et autres ethnoscapes décrits par le socio-anthropologue Arjun Appadurai dans “Modernity at large, Cultural Dimensions of Globalization”, (moins bien titré en français “Après le colonialisme”), essayant de ne pas me laisser noyer dans le flot quotidien croisé de mes timelines de networker, ni submerger par la masse des infos “googelisées” de la connecting/ted TV. Avec deux ou trois titres (tout au plus) de presse écrite quotidienne ou hebdomadaire en guise de cartes d’état-major pour affronter ce terrain hostile. Et l’écran de mon iPhone en guise de GPS au cas où je m’égarerais dans le vaste champ de la communication globale…
Voilà comment un nomade de la communication organise sa veille média de bivouac en bivouac, en conditions de survie, tant bien que mal. Et vous, ça va, dans la station radar? » (JD, avril 2012)
En bonne logique il en va exactement de même, je pense, sur le pont de chaque radeau social où s’organisent tant bien que mal, aujourd’hui, la survie écosystémique collective et l’action citoyenne pour et par la démocratie directe. Dans les rapides, les creux et les remous de l’Histoire, face aux déferlantes de l’ensemble désordonné et tumultueux des flux événementiels accélérés, économiques, financiers, migratoires, médiatiques, idéologiques, culturels, civilisationnels…
S’il y a toujours sélection naturelle au sens évolutionniste darwinien, la survie de l’espèce humaine est plus que jamais conditionnée, comme sur un raft pris dans les pires tourbillons, par sa capacité de perception/compréhension immédiate des mouvements ou trends qui agitent la société des hommes, comme d’adaptation quasi-réflexe et impavide à ces conditions de navigation sans cesse mouvantes, changeantes, déroutantes, déstabilisantes.
Il ne s’agit pas ou plus d’accentuer aveuglément la vitesse (le progrès) pour surfer sur la vague illusoire de la croissance à tout-va, ni même d’accélérer artificiellement la décroissance, il s’agit d’être plus et mieux que jamais pro-actifs, parfaitement préparés/ées aux décélérations et aux accélérations subites ou incontrôlées des processus économiques et autres mécanismes sociétaux. Sans parler des effets grandement imprévisibles des événements catastrophiques à causes naturelles ou humaines…
Dans la culture politique de la démocratie directe comme en économie sociale ou en théorie des systèmes d’organisation, il s’agit dès lors d’opter systématiquement pour des modélisations de préférence dynamiques, fluides, nourries par de l’intelligence collective et adventive, au développement aussi rhizomique qu’un bon mind mapping, sur un mode pseudo-aléatoire et non fini de work in progress donc. Ce qui n’exclut pas le ralenti, la lenteur apaisante.
Ni les ancrages locaux fixant les expériences utiles et favorisant la résilience naturelle, à l’instar de la végétation colonisant çà et là les replis de la berge au long d’un cours d’eau tumultueux: nous devrions considérer prioritairement, dans cette veine d’inspiration, les bonnes pratiques innovantes et intelligentes que sont les Initiatives de transition, d’inspiration anglo-saxonne (Transition Network), les retours à la simplicité volontaire, à la slow attitude, les FabLabs, les coworking hubs et autres nombreux concepts novateurs. Des concepts que recensent symboliquement sur The Map les Citizens in The Lab « unis de par le monde pour créer un Futur meilleur », épaulés par le think tank Edgeryders.
Surtout, il ne faut plus utiliser ni entretenir des représentations statiques structurellement rigides et historiquement dépassées comme les cloisonnements sectoriels, hiérarchies pyramidales et autres organigrammes figés dans le passé.
La négation même de la dynamique de mouvement, porteur d’incertitude certes mais aussi de promesses d’innovation et d’avancées sociales, réside dans l’immobilisme génétiquement inscrit (comme leur fin programmée) au coeur de toute structure verticale qui a pour vocation forcément totalitaire de contrôler, encadrer, cloisonner, maîtriser, enfermer.
Dans des unités, des cellules, des commissions, des divisions, des sections, etc. Tout le contraire de la démocratie ouverte prônant la pratique de l’Open Governance, qui se répand en cercles virtuels de plus en plus larges, pas forcément concentriques, et entend disséminer, essaimer, épandre, partager, libérer les données publiques enfin accessibles au plus grand nombre. En un mot: ouvrir.
C’est pourquoi, surtout par rapport à l’effervescence et à la volatilité des courants de pensée actuels, je crois plus volontiers au mouvement politique, comme principe d’action transversale à différentes couches ou pans de la société, qu’au principe de partition sectaire porté par le parti traditionnel, définitivement dépassé et condamné à disparaître.
Du moins devons-nous y travailler, par plus de démocratie participative et non pas partitive, pour ne pas dire partisane comme cela reste trop souvent le cas. Dans nos démocraties censément parlementaires, on n’a jamais autant qu’aujourd’hui parlé de discipline de parti, de mot d’ordre, pire, de « consigne de vote », un concept à bannir pourtant.
Même et surtout dans les chambres de démocratie représentative où siègent des « députés », c.-à-d. des personnes en principe élues, envoyées, déléguées, députées comme telles, intuitu personae, par d’autres citoyens pour les représenter en tant que peuple souverain, et non par des appareils de partis qui, initialement du moins, n’avaient pas d’existence constitutionnelle et ne devraient pas en avoir. Encore une réflexion et une réforme à entreprendre…
A quand des cyber-parlements relayant en réalité augmentée les hémicycles des systèmes parlementaires classiques; (r)établissant à travers les réseaux sociaux interconnectés des circuits courts et directs de communication et d’impulsion démocratique entre l’élu/e, ses électrices et électeurs, de plus en plus jeunes et donc « digital natives »; favorisant et valorisant par ricochet l’engagement citoyen et l’empowerment, le retour individuel au coeur du pouvoir collectif ?
Seule garantie que la parole et la décision politique ne soient pas systématiquement confisquées, comme dans la particratie classique, par le travail des seuls groupes parlementaires voire l’ouvrage occulte des cabinets ministériels.
Comme l’a bien résumé un ami soucieux de dynamiser la politique autant que de dynamiter cette particratie dominante, « un mouvement citoyen est plus fédérateur que les partis politiques, lesquels isolent souvent, quand le mouvement entraîne".
Pour terminer en restant sur la même longueur d’ondes en ce qui concerne la dynamique des fluides et des flux, le modèle systémique qui a nourri cette réflexion prospective, comment ne pas dire un mot du dernier avatar en ligne de la démocratie participative: la « démocratie liquide ». Curieuse appellation, sémantiquement justifiée cependant, pour désigner ces nouvelles plateformes web, à l’origine naturellement « open source », qui ont pour but d’implémenter la démocratie participative dans toute forme d’organisation, d’y assurer ainsi un feed-back collectif et la transparence des décisions collégiales qui en résultent.
Un autre ami, aussi féru de citoyenneté engagée et de démocratie participative via Internet que de facilitation numérique des processus décisionnels, m’en signale trois très intéressantes et aisées à utiliser, parmi d’autres sans doute.
Voici ces plateformes dédiées au processus démocratique.
- Liquid Feedback via http://liquidfeedback.org/
- Adhocracy via http://liqd.net/en
- Agora Ex Machina via http://liqd.dyndns.org/cupp
Fluides, liquides ou gazeuses, les idées du temps n’échappent donc pas, tôt ou tard, à la mise en casiers.
Le minimum de structuration normative acceptable, sans doute, par les communautés alternatives qui font appel à ces solutions conviviales, parmi lesquelles les jeunes partis pirates européens. Peut-être faut-il y voir une résurgence du “conseillisme” des premiers temps du “communisme de conseils”, vraie pratique expérimentale du partage des décisions, d’avant la première glaciation soviétique léniniste bien sûr. Le “conseil” ayant souvent été associé depuis lors, d’un point de vue libertaire, à la notion de “mouvement”. Sans trop savoir laquelle découle de l’autre… (JD)
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